Extrait de "Epicentre, l'été des mille séismes"

Notre action, même si elle pare au plus pressé, est dérisoire. Certes quelques bâches, des nattes et des couvertures, ça rend les nuits un peu plus confortables quand on a tout perdu. Certes quelques sacs de riz, de l’huile et du sucre, ça remplit un peu les ventres. Mais que sont ces quelques provisions dans un village réduit en morceaux ? Même lorsque toute la cargaison du pick-up a été déchargée, combien de bouches cela va-t-il nourrir ? Pour combien de jours ?

Et pourtant, les sourires qui se dessinent sur les visages expriment tellement de gratitude. Peut-être plus pour l’attention portée et les paroles échangées que pour l’aide matérielle.

– Viens chez moi, nous lance une femme.

Sa maison est par terre. Mais elle nous invite à nous asseoir sur un matelas éventré, retiré des décombres. Une jeune fille nous apporte du thé brûlant. Et on engage la conversation, comme on le ferait dans une vie normale. On demande des nouvelles de la famille, on s’enquiert de l’état de santé des enfants. Et puis on raconte les tremblements de terre, les dégâts. Mais Dieu soit loué, personne ici n’a été tué. Les blessés sont soignés plus bas, dans un centre de santé qui a été partiellement épargné. L’électricité est toujours coupée. Et il faut chercher l’eau plus haut, car la rivière a été détournée par les glissements de terrain. Avec sobriété, les gens racontent. Sans dramatiser, sans se plaindre. Dignes.

Les enfants se meuvent avec un détachement apparent dans ce paysage de ruines, semblant trouver leurs repères dans le village fantôme. Sur ce triste terrain de jeu, certains fouillent les gravats, ignorant les toitures percées qui menacent de tomber ou les façades bombées prêtes à s’écrouler. D’autres restent accrochés aux jupes de leurs mères, enfouissant leur visage dans un pan de sarong, comme pour se cacher des visions terrifiantes qui les habitent.

Mais tous se laissent divertir par une plaisanterie, un tour de magie ou une devinette. Et les rires qui éclatent répandent une onde de bonheur sur la désolation qui nous entoure !

Voir une lueur se raviver au fond des yeux, un sourire fendre les visages, une expression de malice animer un regard redonne espoir. Les gosses se taquinent, prennent la pose pour un selfie, commentent en pouffant leurs photos. Nous entendant communiquer en français, ils répètent maladroitement quelques mots glanés dans notre conversation. Avides d’apprendre, ils mémorisent quelques salutations, me répondant avec enthousiasme « ça va bien, ça va bien ! ». Au moment de prendre congé, ils nous crient des « merci beaucoup ! » en français, en courant derrière notre véhicule qui amorce déjà la descente. 

Nous faisons halte, un peu plus bas, dans un autre village. Un homme chargé de bidons vides s’arrête à notre hauteur. Il essuie avec son T-shirt sale la sueur qui coule sur ses tempes. Il est en route pour chercher de l’eau. À ma grande surprise, il me salue dans un français impeccable.

– Vous parlez français ?

– Oui, je travaille dans un grand hôtel de luxe sur la côte. Je suis réceptionniste.

Je l’imagine dans son uniforme, tiré à quatre épingles, accueillant une clientèle internationale derrière un large comptoir de marbre. Cette vision tranche étrangement avec cet homme aux cheveux en bataille qui transporte des bidons poussiéreux.

– L’hôtel est en partie détruit. Il sera fermé pour un an. Tous les employés ont été licenciés. Force majeure.

Ces gens perdent leur emploi au moment le plus difficile…

Un vieux nous adresse un large sourire. Il est assis en tailleur sur sa beruga, sorte de gazébo ouvert et surélevé en bambou ou en bois, très populaire à Lombok.

 – Ma maison est toute fissurée, fait-il en rigolant.

Nous affichons un air contrit.

– Mais elle l’était déjà avant le tremblement de terre !

Et il part dans un grand éclat de rire qui lui secoue les épaules.

Certains savent garder le sens de l’humour !

Si la plupart du temps nous sommes bien accueillis, il nous arrive aussi de vivre d’autres expériences. Douloureuses.

Alertés par la police de besoins importants dans un hameau isolé, nous sommes en route avec un pick-up chargé de vivres et de quoi monter des abris. Nous avons bifurqué sur une piste de terre battue. De grosses pierres rendent difficile la progression du véhicule sur ce chemin escarpé. Plus haut, une digue s’est effondrée, nous obligeant à combler le fossé de rocs pour pouvoir traverser. En calant un bout de tronc de cocotier sous les pneus, on parvient à franchir cette tranchée. Nous continuons à monter sur les flancs du volcan. La piste se termine dans un hameau défiguré. Il ne reste pas une seule maison debout. Tout a été cassé. Tout a disparu. Même la vie semble avoir quitté ce lieu de désolation… Puis on distingue un petit espace dégagé entre les ruines. On a repoussé les débris pour y rassembler quelques meubles estropiés. Une armoire sans porte. Une table bancale. Quelques assiettes et une casserole. Au centre, accroupi, un vieillard scrute immobile les débris de sa maison. Ici, pas de bâches tendues, ni de nattes. Ici, on dort à même le sol, sous des tôles tombées des toits.

Un homme vêtu d’une robe mauve passe. On devine qu’il devait être peu couvert au moment du séisme et que ses habits sont enfouis quelque part. Il porte certainement une tenue de sa femme qui finissait de sécher sur la corde à linge…

Une femme émerge de derrière une charpente déchiquetée qui dresse vers le ciel ses traverses de bambou. Nous la saluons. Elle reste muette.

– Avez-vous reçu de l’aide ?

– Personne n’est venu ici depuis le tremblement de terre.

Elle a le visage fermé et les traits tirés. Elle repousse une mèche échappée de son chignon. Un enfant est agrippé à son sarong. Il a le regard dur, encore rempli d’images du drame qui en quelques secondes a bouleversé sa vie. Il nous fixe sans expression. Je lui demande comment il s’appelle. Il s’enfuit, comme si j’allais lui voler son nom. La seule chose qu’il lui reste.

Ici, l’aide arrive trop tard. Au compte-gouttes. Ou pas du tout.

Nos opérations se compliquent, car l’essence est rationnée dans le nord de Lombok. Seuls les véhicules de la police et les ambulances sont autorisés à faire le plein. Les files de motos s’allongent devant les pompes à essence, mais les stations sont sous la surveillance de gardes armés. Toujours privés d’électricité, nous renonçons à faire tourner le générateur. Au grand dam du voisinage qui venait en masse recharger leurs téléphones portables chez nous…

Après deux semaines, il y a pénurie de bâches sur l’île : à Mataram, dans la ville principale de l’île de Lombok, on n’en trouve plus que de petite dimension et à des prix exorbitants…

Nous décidons de partir pour Bali, l’île voisine, pour nous ravitailler. Ce sera l’occasion de se ressourcer dans « l’île des Dieux ».

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