Extrait de "Au Laos, la Répression Silencieuse"
Vientiane au Laos, 15 décembre 2012
Shui-Meng conduit sa voiture pour rentrer à la maison. Ils ont prévu de dîner ensemble ce soir, elle et son mari Sombath. Elle le devance dans son véhicule. Ils roulent pour rentrer chez eux. C’est la fin de la journée et déjà les rayons du soleil déclinent. La circulation est fluide. Elle arrive à la hauteur du poste de police de Thadeua. Il y a des agents en uniforme postés au bord de la route. Elle dépasse le poste de police, jette un coup d’œil dans le rétroviseur et aperçoit la jeep de Sombath. Elle est loin de se douter que c’est la dernière image qu’elle aura de son mari.
Udon Thani en Thaïlande, une semaine auparavant
Je suis mère. Mes enfants sont en classe ce matin. Une situation si commune à tant de femmes dans ce monde. Mais ce matin, je n’ai pas accompagné mes enfants à l’école, car je n’habite plus dans le même pays qu’eux. Je n’ai plus le droit d’y entrer. Il y a vingt-quatre heures, j’ai été expulsée du Laos où nous vivions en famille depuis plus de trois ans. J’ai définitivement quitté le territoire laotien et pourtant, je ne me suis jamais sentie aussi proche de ce pays et de son peuple. Je ne me suis jamais sentie aussi solidaire de celles et ceux que je me suis efforcée d’aider durant ces dernières années. Je ne me suis jamais sentie aussi proche de leur lutte pour défendre leurs terres et résister aux expropriations abusives.
Cette lettre était censée rester une démarche personnelle destinée à partager mes préoccupations avec un petit nombre de personnes de confiance. Elle fut utilisée pour justifier une mesure d’expulsion immédiate. Cette lettre, rapidement relayée par la presse, est devenue une déclaration publique et a rallié le soutien de nombreuses personnes. Au Laos, un mouvement spontané de solidarité s’est créé qui légitime largement cet engagement. À l’international, cette mesure a mis en lumière les aspects les plus sombres du régime laotien et m’a donné raison sur le fond. Au niveau personnel, ma détermination n’en est que plus forte. Au niveau familial, cette épreuve, loin de nous détruire, nous a unis et nous a fait grandir.
Mais je ne serai plus à la sortie de l’école.
Vientiane au Laos, 15 décembre 2012
La jeep se range en bordure de la route. Dans un premier temps, le conducteur reste à l’intérieur de son véhicule, puis en descend et rejoint l’agent de police qui se tient debout sur le bas-côté. Peu après, un motard se gare devant la jeep. Il coupe son moteur et marche en direction du petit groupe. Le motard ne s’attarde pas, se dirige vers la jeep. Il s’installe au volant, démarre et se glisse dans le trafic en abandonnant sa moto au bord du goudron. Quelques minutes plus tard, une voiture double cabine surgit, grands feux allumés, et s’immobilise à quelques mètres de la moto. Le conducteur de la jeep est alors escorté jusqu’à la hauteur du double cabine. Il y grimpe. Le double cabine démarre. Sombath Somphone a disparu.
Une chambre d’hôtel à Udon Thani, 16 décembre 2012
Je suis toujours à Udon Thani, cette ville du Nord de la Thaïlande, échouée dans cette chambre d’hôtel, flottant entre deux mondes depuis une semaine, dérivant dans cet espace mal défini qui sépare l’avant de l’après. C’est le week-end et les enfants ont traversé la frontière pour venir me rendre visite. Aujourd’hui, ils devront retourner au Laos et ne pas repartir trop tard : il y a la queue à l’immigration le dimanche soir et les enfants ont l’école le lendemain. C’est pourquoi je me suis réveillée tôt, pour pouvoir profiter pleinement de cette journée avec la famille. Mais tout le monde dort encore. Alors machinalement, j’allume mon ordinateur et j’ouvre ma messagerie. C’est devenu mon passe-temps depuis mon expulsion : trier mon courrier, lire avec émotion les lettres de soutien, refuser avec tact les demandes d’interview, rassurer les amis d’ici, informer les amis de là-bas, réconforter les collègues encore sous le choc.
Mais ce matin, un message particulier attire mon attention. Sujet : Sombath !
“Je t’informe d’une nouvelle choquante : Sombath a disparu depuis hier en début de soirée. La famille soupçonne que Sombath a eu un accident, ou qu’il est détenu quelque part. Son téléphone a été coupé et aucun hôpital n’a encore appelé. Nous craignons donc que ce ne soit la seconde hypothèse. Comment lui venir en aide?”
Un mois plus tard
Chère Shui-Meng, tu m’as dit un jour de janvier 2013 : « Je sais que tout ce qui se passe te touche beaucoup, car je sais à quel point toi et Sombath avez travaillé dur ensemble pour faire bouger les choses au Laos. Je suis aussi désolée pour ce qui t’arrive, de devoir être séparée de ta famille et de tout le reste. (…)
Je crois qu’il y a une facette de l’histoire qui doit être racontée. (…) Et cette histoire ne peut être dite ici. Tu fais partie de ceux qui ont l’information, mais ne l’ont pas encore partagée. Il est temps de le faire. »
Alors j’ai écrit ce témoignage, Au Laos la Répression Silencieuse. Ce livre est dédié à Shui-Meng, ainsi qu’à toutes celles et ceux qui vivent la disparition forcée d’un mari, d’un père, d’un frère ou d’une sœur, d’un fils ou d’une fille. Celles et ceux qui, malgré eux, doivent réapprivoiser la vie et apprendre à cohabiter avec l’absence.