Extrait de "Si près là-bas"

Bamako, Lycée Liberté. Fin de matinée.

C’est la sortie des classes. Je me faufile dans la cohue des chauffeurs qui stationnent dans le rond-point, des motos qui slaloment entre les véhicules garés sauvagement. J’évite les vendeurs ambulants, les Tamasheks en turban et leurs boîtes de cuir, la vendeuse de bananes et sa fillette chétive calée dans son dos, le vieux et ses corbeilles de paille, le jeune et ses CD piratés, tous ceux qui déballent leurs stocks de marchandises dès qu’un regard s’attarde, toutes celles qui accourent si le pas ralentit.

Je m’engage sur le chemin qui relie le goudron à l’école, une piste étroite coincée entre le grillage qui borde le terrain de sport du lycée français et la barrière de bambou qui délimite le préau du lycée malien voisin. Alors que se dressent devant moi les murs clairs du Lycée Liberté, percés de fenêtres aux vitrages propres pour protéger de la poussière les classes climatisées qui accueillent, en plus des ressortissants de l’Hexagone, les enfants des diplomates étrangers et la progéniture de l’élite locale, sur ma droite émerge le Lycée Jean Richard, bâtisse aux façades sales qui ouvre des gueules béantes, irrégulières, sur des classes sombres dans lesquelles les élèves s’entassent. D’ailleurs les rebords de ces percées font aussi office de siège pour certains élèves, probablement les retardataires qui n’auront pas trouvé de place devant les tables-bancs. Debout devant le tableau, un simple mur peint en noir, l’enseignant scande des phrases que les enfants répètent en chœur. Les paroles qui fusent, les langues qui claquent, les regards jetés soulignent le contraste, creusent un peu plus la fracture entre deux mondes condamnés à cohabiter. Un sac avec des cahiers, un livre de lecture… ce qui est ordinaire de ce côté-ci est de ce côté-là un luxe hors de portée, une provocation. Ce qui me paraît normal est indécent.

Je marche à pas rapides dans cette allée qui longe le Lycée Jean Richard. La tension est palpable… D’ailleurs, suite à plusieurs altercations entre les jeunes des deux lycées, le passage sera bientôt condamné, des consignes de sécurité seront diffusées par le Lycée Liberté : les enfants contourneront désormais le terrain de sport par la route au lieu d’emprunter l’étroite allée ; il faut préserver une distance, ménager une sorte de périmètre de sécurité, une zone tampon, comme si le monde dans lequel on vit pouvait être contourné.

–   Maman, j’ai trop de devoirs…

–   Bintou m’invite chez elle demain !

–   J’ai eu un 16 en histoire.

–   On peut raccompagner Haïda à la maison ?

–   Maman, j’ai besoin de feuilles A4 et j’ai plus de Blanco…

Je demande aux enfants de parler moins fort. On remonte l’allée dans l’autre sens et tout ce petit monde embarque dans la voiture. La marchande de légumes s’approche en se dandinant, une grande bassine métallique calée sur la tête. On s’apprête à partir. Elle étend ses bras vers le ciel, soulève son fardeau et le descend sur sa poitrine. Elle maintient sa bassine à mi-hauteur, m’empêchant de fermer la portière.

–   Madame la Jolie, tu as vu mes tomates aujourd’hui ? Elles sont rouges, pas de taches. Tu as vu comme elles sont belles ? Elles sont fraîches, pour l’amour de Dieu, je te jure, c’est bonne affaire aujourd’hui. Touche… c’est bonnes tomates, tu vas les prendre aujourd’hui. C’est pas cher ! Tu vas prendre tout, pour toi je fais bon prix, Madame la Jolie ! C’est bon prix, waleeh !

Devant tant d’entêtement, je soupire, ce qu’elle interprète immédiatement comme un acquiescement, et elle me déverse sa cargaison de tomates au fond du véhicule, manifestement satisfaite. Le contenu de la bassine se disperse sous le siège avant et les pédales de la voiture : le marché est conclu, il n’y a plus rien à négocier, si ce n’est l’accès à l’embrayage… Je farfouille dans mon sac, lui tends quelques billets de francs CFA et je démarre.

–   Maman, comment on dit “mouche” en anglais ? demande Fanny.

–   “Fly”, je réponds.

–   Alors “I fly”, c’est “je me mouche” ?

Éclats de rire à l’arrière du véhicule.

Même lieu, même heure.

Elle se gare devant la supérette Au bon marché. À l’affût de clients, un môme pieds nus, T-shirt sale au slogan de la dernière campagne électorale “Un Mali qui gagne” et short noué à la taille par une ficelle, lui adresse un petit signe de la main en désignant sa boîte vide.

–   Maman, on pourrait acheter des yaourts ?

–   Et on n’a plus de jus de fruits à la maison…

–   Tu crois qu’ils ont des céréales au chocolat ?

Elle pousse la porte du magasin et passe rapidement devant le comptoir. Le Libanais qui gère la supérette est accoudé à sa caisse enregistreuse, les yeux rivés à un petit écran de télévision qui capte en toussotant une série brésilienne mal doublée par la chaîne nationale, et qui semble réduire les fonctions cérébrales du spectateur à son minimum vital. Elle passe devant l’homme, ne s’étonne pas de le voir sans réaction à son bonjour, et s’enfile dans une travée étroite bordée d’étagères sur lesquelles se bousculent les crèmes éclaircissantes et les shampoings défrisants, les boîtes de fromage La vache qui rit périmées, les conserves de concentré de tomate, quelques jouets en plastique Made in China, un lot de pâtes italiennes probablement tombé du camion, des balais, des cuvettes, les assortiments de biscuits norvégiens et les éternelles boîtes de sardines, les sacs de riz thaï subventionné par le gouvernement lors de la dernière crise alimentaire, les bocaux de mayonnaise et les incontournables pots jaunes de margarine Blue Band, les cigarettes de contrebande, les confitures Bonne Maman

Accroupie sur un tabouret bas, une femme passe un chiffon fatigué sur les étalages, prêtant une oreille attentive aux répliques théâtrales des protagonistes du drame latino, alors que montent les premières notes pompeuses du générique de fin. Le Libanais, sorti de son état végétatif, aboie un ordre à l’intention de la femme qui fait mine d’intensifier un peu la cadence de cette lutte inutile contre la poussière sahélienne, tout cela pour maintenir une illusion de propreté aux yeux du client.

Maintenir l’illusion… Ce que font si bien, tout comme cette femme, les grands consultants et les experts du développement, remuer la poussière sur les dossiers, les projets, dans cette lutte tout aussi dérisoire contre la pauvreté. Et ce n’est pas dans les salles climatisées de la Délégation européenne ou les bureaux de l’ambassade que l’on peut s’en convaincre, mais juste là, dans la supérette du coin : car on est au Mali, le pays qui se targue d’avoir le plus grand cheptel de l’Afrique de l’Ouest et qui, dépourvu de la logistique et des moyens pour traiter sa propre production, se tourne vers la France pour s’approvisionner en produits laitiers frais ; le Mali qui produit tellement de mangues qu’elles pourrissent pour moitié dans les vergers des campagnes où même les ânes ont appris à choisir les meilleurs fruits, pendant que le pays, incapable de transformer cette manne saisonnière, importe ses jus de mangue de Dubaï et d’Egypte.

Car on est au Mali, un pays qui a réussi son insertion dans le marché mondial, un exemple pour tous, puisqu’il importe la plus grande part de ce que sa population consomme.

Non, elle n’aime pas venir dans ce magasin, ni dans la plupart des autres d’ailleurs. Parce que le Libanais maître des lieux ne respecte pas son personnel, que les marchandises qui s’y étalent la plongent encore une fois dans un monde d’aberrations, et que chaque achat effectué dans ce satellite du grand marché planétaire lui rappelle qu’elle y participe.

Elle promène un regard désabusé sur les produits laitiers, soupire et se dirige vers le prototype masculin affalé derrière le comptoir.

–   Maman, on a pris des yaourts ?

–   J’ai vu des jus de mangues…

–   Et les céréales au chocolat ?

Elle ressort de la supérette. Non, elle n’a pas acheté les yaourts français, ils mangeront des mangues fraîches quand ce sera la saison, et les céréales importées sont hors de prix.

Le môme à la ceinture de ficelle l’attend déjà devant le véhicule. Les quelques pièces crachées par la caisse enregistreuse et que sa mauvaise conscience lui dicte de laisser tomber dans la boîte tendue rendent un bruit mat en roulant contre le fer-blanc. Lui aussi attendra la saison des mangues pour récupérer celles jetées aux abords des marchés, mais lui ne fera que rêver boire du lait même reconstitué à base de poudre Nido de Nestlé, ce fleuron de l’industrie helvétique qui a su en vendre même là où les parents ont des vaches et pas d’eau potable. Quant aux céréales au chocolat, il ne doit même pas savoir que ça existe.

Encore.

Les courses faites, nous remontons la route de Koulikoro, traversons le quartier de l’Hippodrome en direction de Korofina où nous habitons.

–   Maman, regarde, le fou ! Il est encore là…

–   Il fait trop peur…

Je donne un léger coup de volant pour éviter l’homme qui s’avance en sens inverse, au milieu de la chaussée.

Il est grand, d’une apparence repoussante, légèrement voûté comme un arbre poussé dans le vent. Ce sont ses yeux que l’on remarque surtout, égarés, fixés dans la démence, et il me vient l’image de ces papillons fragiles qui déploient sur leurs ailes des motifs capables d’effrayer les éventuels prédateurs. Sa démarche est chancelante, comme si chaque pas annonçait la chute, et pourtant la cadence reste soutenue, la trajectoire tracée, la progression immuable, toujours à contresens.

– Mais pourquoi il marche comme ça sans s’arrêter ? Il va où ?

Chaque jour, il marche, il avale les kilomètres de bitume de cette longue rue de Koulikoro qui relie le centre de Bamako à la sortie de la ville, là où les habitations se font plus rares et la végétation plus sauvage, là où le Niger réapparaît au bout des terres arides. On le croise le matin, on le contourne à la mi-journée, on le dépasse encore le soir. Il marche, peut-être sa façon à lui de se prouver qu’il est en vie, encore. Marcher pour exister.

– Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Et quels mots trouver alors pour dire les destins qui conduisent un jour dans la rue ? Quels mots pour expliquer comment certains peuvent en arriver à couper progressivement les amarres, cette dérive vers le large ? Qu’il n’est pas toujours possible de nager vers la rive ?

– Mais il n’a pas de famille ? Pas de maison ? Personne ?

Je n’ai pas de réponses à donner aux enfants. Et pourtant j’attends leurs questions, j’espère leur étonnement, souhaite leur incompréhension. Le jour où ils ne poseront plus de questions, je saurai qu’il est temps de quitter ce pays.

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